Manifeste Cybourgia | |||
Projet d'urbanisme, Centre Ville de Jerusalem, 1981 |
Des Cités et Cyberspace... Certains passent beaucoup de temps sur le Web. Vos amis, vos familles risquent d'appeler ça "obsession" - pour d'autres c'est un mode de vie. Une de nos préoccupations chez Magelis est la forme que prendra Cyberspace, car si le Web est la manifestation d'un global village, il faudra le concevoir avec soin. Voici le Manifeste Cybourgia de Magelis, ou comment concevoir un Web apte à l'habitation humaine. |
L'objet de ce document est de jeter les bases d'une réflexion sur "l'aménagement urbain du cyberspace". Il faut le faire vite, avant que quelque administrateur de réseau à tendance Vadorienne impose une sinistre cyberversion d'un quelconque Plan d'Occupation des Sols ! Commençons avec une anecdote... Nombreux ont été les étudiants d'architecture à la fin des années soixante-dix qui ont été inspirés par une citation attribuée à l'architecte Léo Krier, au sujet de la différence - ou plutôt la ressemblance - entre une ville et un bâtiment. Cette citation était à ce temps là conjurée contre le mauvais sort des grands ensembles des quartiers contemporains. Elle disait à peu près ceci : "Dans une ville, les places et les rues sont comme les pièces et les couloirs d'une maison". Histoire d'humaniser la ville, si malmenée par la modernité... Ce n'est que plus tard, que j'ai dû conclure sur le conflit intrinsèque à cette formulation. A l'intérieur, se trouvent les pièces et les couloirs de la maison. A l'extérieur, les couloirs et les pièces de la ville. Et entre les deux, une seule façade. Et l'architecte et l'urbaniste de se bagarrer sans cesse pour se l'approprier - en fait, à qui appartient cette façade, à la maison ou à la ville ? L'architecte dira que la façade est l'expression essentielle du fonctionnement interne de son oeuvre. Et l'urbaniste ? Il dira que la façade doit faire partie d'une expression commune, qu'elle doit contribuer à l'unicité de l'expérience urbaine. Et qui a gagné ? L'architecte, bien sûr, car la plupart des soi-disant urbanistes sont en fait des architectes, qui, de part leur formation, considèrent la ville comme une contrainte souffre-douleur sur leur architecture. MAIS QUI A RAISON ? L'urbaniste, bien sûr, car à l'intérieur de la maison, l'aspect extérieur de la façade est peu signifiant pour son occupant, tandis que chacun, quand il marche dans la ville habite l'espace urbain où les façades des bâtiment deviennent un élément essentiel. Et qu'est-ce que tout ça a à voir avec cyberspace ? En guise de séparation entre une maison et la ville qui la contient, se trouve l'épaisseur d'un mur. D'un côté l'individu, le domaine privé... et de l'autre, la communauté, le lieu public. On peut dire la même chose d'internet. D'un côté, l'ordinateur personnel, de l'autre, cyberspace. Sauf que la porte de cette maison électronique peut s'ouvrir sur un lieu à dix mille lieues de là ! Et qui peut se transmuter encore ailleurs avec un clic de souris ! Peut-on dire que toute ressemblance entre cyberspace et des lieux réels ou existants est entièrement fortuite ?... Prenons une vraie ville, avec son centre et sa périphérie, ses monuments et ses institutions. La ville Européenne était construite autour d'une lutte constante entre l'église, la mairie et la place du marché. Face à cette complexité organique, cyberspace semble, dans son état primitif actuel, beaucoup plus primaire : on a plein d'usagers venant de partout et des serveurs de données, dispersés eux aussi. Un état de diaspora global endémique. Si on veut être ravageur, on comparera cette vision de cyberspace à une sorte de banlieue à l'américaine, recouvrant le monde entier, amorphe, sans plus de coeur que le centre commercial local. A l'inverse, cyberspace est la première concrétisation du concept de global village. Il est mondial et cosmopolite, et pourtant nos voisins antipodiens y habitent la porte à côté. Et pourtant, le visiter vous imprègne avec une sensation de lieu. De plus, il est en train de grandir. Et de devenir plus spécialisé, plus sophistiqué, comme une véritable ville... Sujet de discussion... quand on a vu sur CyberCulture de Canal+ le projet de Cryo d'espaces de rencontres virtuelles, inspiré il me semble, par une conception de la ville de Paris assez proche de ce qui s'y construit actuellement. Dans cette vision de la ville on peut assez clairement identifier les postulats de l'APUR (Atelier Parisien d'Urbanisme, émanation officielle de la ville, ce qui veut dire, very politically correct), dosés avec un brin de fantaisie arcadienne. Alors, comparons un peu ces villes que nous habitons depuis quelques petits millénaires et cette nouvelle frontière juchée juste de l'autre côté de nos modems. Voyons si l'expérience des premières peut s'appliquer à la deuxième, ou si cette deuxième peut se permettre d'ignorer sa parenté avec les premières. Voici quelques réflexions, dans le désordre, sur la nature de la chose : Cyberspace n'est pas strictement assujetti aux lois de la physique qui gouvernent notre monde... la gravitation y est facultative, le lieu est un discontinuum en termes d'espace-temps, on peut y être présent sans être là... L'immatérialité conférée par l'ordinateur ouvre la porte à l'accomplissement de toute une gamme de rêves mille fois millénaires, qui ici sur terre sont impossibles, absurdes ou du domaine du farfelu pur... Prenez la gravitation terrestre, par exemple. Ce qui est lourd de conséquence ici, ne l'est pas là bas. On peut se promener avec les pieds sur terre dans un lieu virtuel comme dans un lieu réel, mais imaginez deux cyberlovers si transportés qu'ils se soulèveront pour faire des pirouettes aériennes autour de la Tour Eiffel ! La seule contrainte actuelle et relative pour réaliser une telle fantaisie est celle du bandwidth, mais nous comptons sur les inforoutes pour permettre à l'intégral-total d'arriver. Dans un registre un peu plus profond, on se rend compte d'une autre différence entre Realspace et Cyberspace, et c'est celle du niveau de réalité relatif des deux. Si nous sommes réellement ici (sauf avis contraire exprimé par quelques sectes !), nous sommes quand même plus quevirtuellement présents là, dans les mondes virtuels ! Perceptiblement, psychologiquement, on y est véritablement. La preuve ? L'argent qu'on y dépense est débité de nos vrais comptes en banque. Il y a quelque chose de subversif dans cette irréalité vécue comme réelle. Nous attendons avec impatience de voir ce que les bons citoyens traditionalistes (sinon réactionnaires) vont inventer pour démontrer à quel point tout cela est néfaste - quelle sera l'épilepsie photo-sensible de cyberspace ? Mais il y a une limite, quand même. On n'y habite pas de la même façon. Ici on demeure, là-bas, on séjourne. Et ce n'est pas innocent... dans ces fameux Cybercafés, on bouffe et boit de ce côté de l'écran, en faisant attention, bien sûr, de ne pas émietter sur son clavier. Et un "gameover" intempestif dans un quelconque univers parallèle affreux peuplé par des droïds ne se compare nullement avec notre voyage terminal au cimetière. Ainsi, la fatalité de notre existence ne trouve pas son écho là-bas, le leitmotiv de cyberspace ne semblant pas, au contraire, être dénué d'une frivolité discrète... Enfin, si on doit comparer entre la nature essentielle de l'espace urbain et celle de cyberspace, on se rend compte que cyberspace est constitué à cent pour cent de métaphores. C'est une construction purement cérébrale. On est dans un état de code formel de représentation pure et absolue, et le choix conceptuel de telle ou telle métaphore peut être accidentel ou délibéré, selon l'envergure intellectuelle de celui qui fait ces choix. La ville, elle, a un mal fou à transcender ses briques,ses pierres et sa chaussée en asphalte. On vient de le voir, il n y a pas de commune mesure entre la souffrance qu'on peut avoir ici et là-bas : ici on peut crever de faim, ce qui est bien plus dramatique qu'un quelconque "error system" ! Le niveau d'engagement commun entre les deux se trouve plus à un niveau d'épanouissement individuel, au niveau des relations affectives... Notons - c'est important - que la ville véritable est porteuse elle aussi de sa propre charge de métaphore. La métaphore s'y trouve à tous les niveaux d'expression, qu'il s'agisse de marquer une situation sociale, de servir le fonctionnement d'un lieu, et plus profondément, de l'embellissement de la condition humaine. Mais ces codes formels de représentation sont toujours sous-jacents aux contraintes physiques lourdes de la réalité réelle. A cet égard, cyberspace trouve sa place dans la longue lignée de la pensée créative humaine, correspondant à une prochaine étape de l'exploration de notre propre nature à travers les lieux que nous investissons... Une discussion d'architecture ou d'urbanisme nous mènera toujours, à un moment donné, à des questions de style et de composition. Entre les Classicistes, Modernistes, Néoclassicistes, ou menu Postmodernistes, le débat était toujours aussi vigoureux que les antagonismes étaient vifs ! Alors, quel style pour Cybercity ? Par la nature même de la chose, les façons inventées pour dessiner cyberspace s'apparentent aux techniques des romans de science-fiction, telles que téléportation et mondes parallèles. Quel auteur SF aurait osé penser que ses trucs là existeraient un jour... même de façon virtuelle ! Il est donc prévisible, en guise de style, que les désirs et modèles de cyberspace soient d'inspiration techno, style qui a longtemps prédominé dans les jeux vidéo. On peut imaginer des types de lieux ou Sonic le hérisson se sentira chez lui. Mais on remarque, au contraire, la recherche de références plus familières... Exemple : "eWorld" d'Apple avec son interface - un pastiche soft de "American small-town" où il faut cliquer sur son bureau de poste, son drugstore, sa banque. Et du même genre, le Paris de Cryo, qui dans ses espaces et son architecture évoque certaines parties récentes du Quartier des Halles. Quelles autres références peuvent inspirer Cybercity ? Le projet initial pour le trou de Les Halles, de Ricardo Bofill, beaucoup plus intriguant, baroque et vraiment troglodyte ? "Sun City", le complexe hôtelier fantastiquement fantaisiste (qui dans son exubérance laisse Las Vegas ébahi !) dans le désert du Kalahari, bâti par le magnat Sud Africain Sol Kerstner ? "Biosphère 2" dans le désert du Far West Américain, décor high-tech pour des supercheries scientifiques ? La Foire du Trône ? En réalité, tout peut être inventé ! Les concepteurs des cyberlieux disposent d'une liberté totale (plus ou moins superficielle selon leur propre talent...). Pourquoi donc faire même la moindre référence à des lieux existants quand on dispose d'une scène si vierge, bornée seulement par l'imagination de son metteur-en-scène ? On peut ainsi déclarer que cyberspace n'a rien à demander à la ville, qu'il faut commencer par faire "table rase" (ça, la "table rase", c'est le truc favori des architectes), et au lieu de copier les villes qu'on connaît, il faut profiter de l'occasion et élaborer de nouvelles formes d'habitation pour une nouvelle forme d'espace et d'organisation sociale fondamentalement différente. Ou bien, au contraire, étant donné que ce que nous avons développé ci-dessus démontre la pertinence de l'héritage commun de la ville traditionnelle et de cyberspace, ne nous laissons pas mourir idiots ! Dans notre recherche de l'essence "urbaine" de cyberspace, sa phénomorphologie, prenons les connaissances offertes par dix mille ans de conceptualisation urbaine pour nous aider à mieux peupler cyberspace... Alors, quelle analyse peut-on faire de la phénomorphologie de cyberspace, afin de pouvoir concevoir la Cybercité Idéale (exercice favori des urbanistes) ? ...et le résultat risque effectivement d'être idiot, car au-delà de contraintes légères telles que bandwidth, etc., il peut être conçu à peu près n'importe comment. Toute décision conceptuelle prise exclut les autres possibilités. Alors l'analyse compte, parce qu'elle permet de catalyser la créativité conceptuelle envers des idées qui, sans cela ne seront jamais découvertes. Concernant la ville : de Paris aux antipodes, on trouve tous les genres de villes imaginables. Entre Paris, Peking, les faubourgs de Los Angeles, un village Africain ou un campement Inuit, on témoigne d'une variété invraisemblable. Pourtant, il y a une ressemblance primordiale entre tous ces lieux d'habitation humaine, une unicité cardinale, parce que les personnes, partout, rencontrent les mêmes besoins, connaissent des mêmes désirs, partagent la même physionomie et psychologie... On parle donc d'archétype urbain, de ce qui est fondamentalement semblable, transcendant les différences sociales et culturelles entre sociétés. Une ville aura toujours ses parties privées et ses parties communes, ses chambres et ses places. Otez tout qui est spécifique, particulier, voir excentrique de chaque lieu quelconque et ce lien profond se révélera. Et cyberspace, qui n'a pas le même carcan de contraintes ? Y-a-t'il un archétype derrière les moniteurs, modems, inforoutes... ici la partie physique, à priori la plus contraignante, est paradoxalement la moins visible, et à peu près totalement insignifiante par rapport à la nature véritable du lieu. Trouver l'archétype sous-entend le définir selon un seul schéma essentiel, non-réductible. A priori, cyberspace, avec sa variété infinie et sa spatialité amorphe, son anarchie apparente et son dédain pour la loi et l'ordre, y échappe... Pourtant, fruit d'une ingéniosité scientifique et des technologies les plus exactes, il dispose d'une structure physique - toujours cachée (on l'a vu) - fondamentalement archétypée. On a affaire à des réseaux et des flux de données, si semblables - standardisés à tel point - qu'on peut aller autour du monde sans même remarquer qu'on a changé de continent ou de faisceau horaire ! Mais encore, tout cela est aussi invisible (et même pas revendiqué, tant c'est "naturel" !) que l'infrastructure d'une ville, ses conduits d'eau et d'électricité, ses égouts... Montons aux superstructures... là on voit toute une série de conventions, qui même dans leur état primitif actuel signalent la constitution d'une structure archétypique. L'interface inventée par les chercheurs de Xerox à Palo Alto est un modèle qui pour l'instant est quasi-universellement adapté. Remarquez dans cyberspace les signes avant-coureurs d'une urbanité naissante. Voici les homepages du World Wide Web. Puis la netiquette, signe de relations de bon voisinage. Regardons en plus grand détail un des éléments typologiques du monde virtuel, les boutons. Cliquer sur un bouton équivaut à tourner une poignée, ouvrir la porte, traverser le portail pour pénétrer dans des cités jusqu'alors inconnues. Pourquoi cette mode, dans si grand nombre d'interfaces, de leur donner l'apparence du marbre, du chrome, ou du cuir, tel un parvenu faisant de la décoration d'intérieur ? A-t-on déjà oublié ce qu'un bouton signifie ? Imaginez qu'on pourrait même révéler des connaissances en déshabillant l'ignorance qui les entoure ! N'abandonnons pas la maîtrise de cyberspace aux techniciens incultes qui se hâtent de "solutionner des projets" aveuglément, en parodiant le sens des choses ! Finalement, au sujet de la pertinence de transmettre dans cyberspace une notion telle que celle du sens du lieu urbain : Depuis le premier réveil de l'esprit humain, l'homme a toujours voulu structurer ses lieux d'existence à son image, de projeter vers l'extérieur, à travers sa propre représentation, l'enceinte de sa demeure crânienne. De cette façon on a apprivoisé les cavernes, édifiant notre imaginaire sous leurs murs... Si cyberspace nous propose aujourd'hui d'explorer des lieux inédits - peut-être la plus grande révolution touchant à l'espace habité depuis l'invention de la ville - ceci se fera selon les mêmes règles éternelles de la nature humaine. L'acte de création, depuis l'antiquité et sur tous les continents, s'est toujours fait selon cette série de principes immuables, persistant à travers les époques et transcendant toutes les révolutions de style. Ceci est particulièrement vrai concernant l'architecture et l'urbanisme, et ces principes sont si profonds qu'ils pourront être reproclamés dans la modernité comme si c'était une découverte moderne et novatrice. Dans ce besoin d'organiser l'espace, il y avait toujours l'exigence de respecter la commodité d'usage et l'économie de moyens, mais surtout d'honorer la beauté esthétique, car la création artistique, tout en étant sans utilité utilitaire, fond l'oeuvre dans le territoire de l'esprit. Ces mêmes impulsions seront nécessaires pour donner au cyberspace ses lettres d'immortalité. Alors, au travail !
Joseph RABIE |